‘Les mots qui tuent’
Maigret avait décidé de passer quelques jours de vacances à Lasalle avec sa femme. La journée finissait et le gîte qu’il avait loué embaumait la blanquette de veau. Son plat favori. Sa femme qui savait si bien devancer tous ses désirs était une fois de plus à la hauteur de sa réputation.
Il se sentait parfaitement détendu, loin du 36 quai des Orfèvres. On aurait dit ‘l’homme qui souriait’1 et une ‘muraille invisible’1 le séparait de tous ces horribles personnages, ‘le privé’2, ‘le boss’2, ‘le Maltais’2 ou meme ‘le Gringo’2, que Borniche avait placé en travers de sa route.
Il aimait ce ‘village si tranquille’3 . Il s’imaginait déjà fumer une bonne pipe après son repas prêt à passer une ‘douce nuit’4 dans ‘la maison du Guet ’4 . Il se sentait ‘comme un collégien’5 en vadrouille en écoutant le chuintement de la ‘cocotte minute’6. Peut être avant de dormir prendrait-il un livre d’Agatha Christie : ‘Miss Marple tisse sa révérence’ ou bien ‘ La toile d’araignée’.
Soudain quelqu’un frappa à la porte. A peine Mme Maigret avait elle ouvert la porte qu’un énergumène, ‘une banane dans l’oreille’6 , fit irruption dans le séjour en hurlant :
- Venez vite à la bibliothèque M. Maigret c’est horrible ! Un vrai carnage !!
- Mais qui êtes vous ? Comment savez-vous qui je suis ?
- ‘Moi vous me connaissez’6, on s‘est déjà croisé, je suis bibliothécaire bénévole, et tout le village sait que vous êtes parmi nous, M. Maigret. Une célébrité telle que vous ! Vous ne pouvez pas passer inaperçu. Mais venez vite, il n’y a pas une seconde à perdre.
Maigret enfila son imperméable en maugréant et suivit l’individu sous l’œil attristé de Mme Maigret. « Pour une fois, ‘ménage tes méninges’2 » pensait-elle en s’apitoyant sur son pauvre mari.
Maigret suivit le bibliothécaire qui poussa avec peine une lourde porte cochère. Ils se retrouvèrent dans le noir total avant qu’une faible lumière ne vienne indiquer en tremblant une porte donnant sans doute accès aux locaux.
La porte tout juste franchie, Maigret - malgré toute son expérience – eut un haut le cœur. Il n’avait encore jamais vu une telle scène de crimes. Tous les auteurs de romans policiers cités dans notre histoire étaient là allongés les uns à côté des autres sur des planches. Et bien d’autres encore ! L’assassin avait poussé la méticulosité jusqu’à les disposer par ordre alphabétique ! Maigret les reconnut facilement. Tous les auteurs, tous les titres qu’il aimait. Des larmes lui picotaient les yeux, lui qui abordait les meurtres les plus sanguinaires avec l’œil froid du professionnel. Les lieux du crime, la disposition des victimes…tout faisait penser au mode exécutoire d’une bande bien connue dans la région : la bande ‘les mots qui tuent'. Une seule chose le chiffonnait, l’auteur Martha Grimes figurait parmi les victimes.
Il continuait d’observer les victimes, quand il fut saisit de stupeur :
« Non ce n’est pas possible ! » se dit-il, effondré . Simenon, Simenon… son propre père gisait là, dans la totalité de ses œuvres !
Maigret ne put le supporter. Son « bon sang » ne fit qu’un tour. Il s’écroula et rejoignit son père sur les étagères.
Il ne sera pas le dernier.
1 Henning Mankel.
2 Borniche.
3 Brigitte Varel.
4 Mary Higgins Clark.
5 John Le Carré.
6 San Antonio.
- Gérard Feldman