Printemps des poètes à la médiathèque de Lasalle |
A Lasalle, ce printemps c'était l'OULIPO (l'Ouvroir de littérature potentielle) qui s'est illustré par la voix de plusieurs poètes dont Queneau, Roubaud, Pérec... En voici une illustration, traduite à l'intention de nos amis anglais ...
The Dentist (Pérec)
At the end of a maze of covered walkways, a bit like in a souk, I arrive at a dentist’s office.
The dentist is out but her son, a young boy, is there. He asks me to come back later, then changes his mind and tells me his mother will be back any moment.
I leave. I run into a tiny woman, pretty and cheerful. It’s the dentist. She leads me to the waiting room. I tell her I don’t have time. She opens my mouth very wide and bursts into tears as she tells me that all my teeth are rotten but that it’s not worth treating them.
My mouth, open wide, is immense. I have an almost palpable sensation of total rot.
My mouth is so large, and the dentist so small, that I suspect she is going to put her whole head in my mouth.
Later, I run through the shopping mall. I buy a three-burner gas stove that costs 26,000 francs and a 103-liter refrigerator.
—No. 5, December 1968
Tiens, et puisqu'il est question de dentiste (tout le monde a quelque chose à dire sur les dentistes), voici une petite histoire... bien de chez nous !
Bionic dentaire
Un aquarium à poissons tropicaux : il y a souvent des poissons dans les salles d'attente des dentistes. Pour calmer l'angoisse des patients sans doute. Pas de bruit, bulles discrètes, enroulement rubanés des exotiques créatures... Hum, ce pourrait être un salon de thé, entre deux courses : s'asseoir et prendre son temps. Le temps de rien, juste « le temps ». Mais c'est un salon de dentiste et personne n'attend. Accueil très convivial, mise en confiance, apprivoisement du nouveau client : le détendre, le rendre disponible sans crispation. Bonne idée.
« Madâââme, je vous en prie. » Bonne tête, l'oeil vif, l'air engageant. Fauteuil confortable sans relâchement, verre teinté, ordre, calme. Déjà son stylo voltige sur les radios clipsées sur la table lumineuse. Ma mâchoire ça ? Mes dents ? Danse macabre : un stylo, des dents, des os... Sur l'écran noir de sa radiographie j'ajuste mon regard quand mon esprit décroche. Bling, bling. Petits coups de stylo précis. « Cavité buccale, racines, nerfs... » Bling, bling, sssffouit... Une radio remplace l'autre. « Ici une dent déchaussée, une prothèse branlante, une racine mortifiée. »
La voix analyse, détaille, précise avec douceur, volonté de convaincre. Cette voix je l'ai déjà entendue : elle est de ces voix rassurantes qui créent un climat ouaté, des sortes de limbes maternelles, uniquement par la maîtrise du ton. Je me souviens d'une petite couturière autrefois : le long lacet centimétré qu'elle déplaçait lentement d'un point à l'autre du corps avec une adresse mesurée. Hauteur du dos. Le centimètre glisse. Un temps de silence : elle note. Tour de poitrine : elle écarte mes bras et glisse ses mains en remontant le long de mes côtes sous mes aisselles. Frisson. Elle enserre mon buste de son lasso froid. Silence. Tour de taille. Début de chatouillis réprimé. Longueur des manches, tour du cou, encolure : sa main électrise mes cheveux à petits coups froissés. Passe, frôle et revient. Des mots que je ne saisis plus flottent dans l'air moite. Derrière la vitrine embuée du magasin des silhouettes passent dans la rue en silence. Frivolité heureuse, relâchement, bonheur.
« Ce n'est pas simple car le bilan n'est pas bon. Il y a beaucoup de travail, il faut commencer par reprendre tout ce qui ne va pas car un soin ne peut pas être circonscrit à une dent sans tenir compte de l'équilibre de l'ensemble de la bouche. Il faut que toutes les parties fonctionnent, et, chez vous, il y a eu trop de soins successifs sans considération d'ensemble. Il faut donc tout reprendre, secteur par secteur. C'est un travail de longue haleine. Je vous montre tout ça. »
De beaux dessins pédagogiques de mâchoires décharnées avec les dents enveloppées dans leurs alvéoles. « Merveilleuse organisation du corps, chaque élément a sa place et son rôle, bien loin de s'arrêter à la simple réalisation de l'acte de mâcher, broyer, écraser la nourriture. Non ! C'est un élément d'un puzzle et s'il est mal fonctionnel, son incurie va se communiquer aux autres. Les bactéries s'y développent et tout le système digestif, puis le systèmes locomoteur et... bactéries, là et ici... anaérobies... »
Anaérobie ! Anaérobie, princesse libyenne figée dans le marbre noir des déserts. Silhouette révélée, voilée, dérobée... Déesse de pierre aux yeux froids.
« Les bactéries anaérobies vont faire leur miel de ce chemin que le déchaussement leur creuse : une voie royale vers les yeux, les articulations, le foie, le cerveau ! Les bactéries vous envahissent comme le sable remplit vos vêtements sur la plage : invasion silencieuse et aveugle, grincements perplexes des granules libérés quand vous les enfilez à nouveau... Chère madame, c'est à vous de décider. Je vous ai expliqué la situation. Mais la décision vous appartient. »
Chirurgien-dentiste. Oui, on dit bien « chirurgien ». Foie, poumons, rate, pancréas... Tout ça est déglingué. Il faut remettre le pancréas en état et remodeler sa forme pour lui rendre sa fonctionnalité initiale. Creuser le palais pour faire place à une prothèse fonctionnelle. Vous comprenez bien qu'on n'adapte plus les prothèses au patient : aujourd'hui c'est beaucoup plus efficace, on adapte le patient aux prothèses. Le paradigme a évolué. Pour le foie il suffit de le nettoyer, le passer dans un filtre qui en extraira tous les résidus mal drainés. Colmater la rate : il y a un petite fuite, une fissure qui s'annonce. Remplacer un ou deux éléments par du neuf : une appendice en téflon, qu'en dites-vous ? Des matériaux extraordinaire de résistance et de fiabilité. On fait des choses incroyables aujourd'hui et personne ne s'apercevra de rien vous verrez !
Ah, docteur ! Le son de votre voix. Ce souffle qui se meut doucement et porte vers mois les ondes sonores de votre larynx. Un larynx parfaitement accordé, juste humide ce qu'il faut pour porter de votre gorge ces résonances cuivrées, arrondies par l'ouverture exactement calculée de la bouche qui en extrait le son. Le regard posé, amical, serein. La main douce et ferme qui appuie la parole.
« L'opération sera bénéfique, mesurez en bien les avantages et les inconvénients. Prenez votre temps et rappelez-moi. Nous fixerons un rendez-vous à la rentrée. Bonsoir, chère madame ».
La secrétaire tend la main : « carte Vitale, carte bleue ». « Votre code je vous prie ».
Vitale ? Fatale ? Le hall d'entrée, la porte vitrée. Le penne de la porte glisse sans bruit et l'ascenseur m'aspire dans la fraicheur des étages. MS
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